L’avenir de la presse est en ligne, mais le journalisme traditionnel a encore de beaux jours devant lui. Ces 20 dernières années, la presse malgache a beaucoup gagné en quantité, mais elle a perdu en qualité. Ce paradoxe s’explique par plusieurs raisons. Qui peut la tirer vers le haut ? La presse en ligne est à l’affût. Mais la pêche n’est pas souvent bonne. Panorama.
Attablés dans un food court, quelque part sur la route Digue, Ranja et Sarah, tous deux de la « génération Y », piaffent d’impatience en attendant leurs commandes. Les parents demeurent stoïques, faisant semblant d’être de marbre face aux bonnes odeurs qui émanent des cuisines. Tout à coup, Rija, un quadragénaire, lève la main et appelle un serveur. Il a déjà passé commande, il veut juste le code wifi de l’endroit. Tout le monde s’affole : l’affiche indiquant le précieux sésame a disparu. Après quelques minutes de recherche, une serveuse vient à la rescousse et donne verbalement la suite de chiffres et de lettres.
Tout le monde est tout ouïe. Très vite, on se passe la clé de chiffrement. Les smartphones s’allument comme par magie. Chacun reprend sa place, la tête baissée, les mains immobilisant leur prolongement technologique et les yeux rivés sur l’écran. Les commandes peuvent tarder. Personne ne s’en soucie maintenant. Les parents peuvent discuter, les enfants sont déjà ailleurs. Ils sont en communion avec les 9,6 millions d’utilisateurs de connexion mobile à Madagascar, soit 34,2% d’une population de 28,6 millions.
Actualités du monde réel
Si on se permet de regarder ce qui les intéresse, on constate qu’ils sont surtout sur Facebook. Dans la jungle des réseaux sociaux, ce trombinoscope créé par l’américain Mark Zuckerberg se taille la part du lion avec 2,4 millions d’utilisateurs malgaches en 2019 (We Are Social, january 2019). Après avoir parcouru silencieusement les publications, les accros aux réseaux sociaux finissent par émerger du monde virtuel et commencent à commenter les actualités du monde réel avec la tablée. Eurêka !
Le peuple des mobiles ne s’intéresse pas qu’aux likes et autres photos retouchées. Il est aussi à la recherche d’informations. Autrement dit, la presse écrite a encore de l’avenir devant elle. Sauf que les gens ne lisent plus les papiers. Ils préfèrent plutôt lire la presse écrite… sur écran. C’est valable un peu partout dans le monde avec l’explosion des nouvelles technologies, notamment les smartphones qui réduisent tant soit peu la fracture numérique.
La population a plus que jamais besoin d’être informée, surtout en cette période de pandémie. C’est, en tout cas, une réalité en Europe, où on remarque une explosion de l’audience des médias d’actualités en ligne entre janvier et mars 2020 : +142% en Italie, un des pays les plus touchés par l’épidémie, +74% en Espagne, +50% en France, 44% au Royaume-Uni et 29% en Allemagne.
Usage
À Madagascar, faute de statistiques sur le sujet, on ne peut que se rabattre sur les derniers chiffres sur les usages d’internet, des réseaux sociaux et des téléphones mobiles. Certainement en raison de la pandémie, qui a entraîné des mesures de confinement, le nombre d’internautes a explosé de +42% en janvier 2021, soit 4,54 millions dont 1,6 million de nouveaux usagers (19,4% d’une population de 28,6 millions). Ceci doit profiter aux médias en ligne.
D’autant plus que pratiquement tous les titres en papier ont des sites web. Même les stations de radio et les chaînes de télévision s’y sont mises. C’est ainsi que des médias en ligne sont de plus en plus prisés grâce à leurs fils d’actualités, à l’instar d’Orange actu qui s’est attaché le service de journalistes professionnels. Signe que la presse en ligne commence à bien s’ancrer dans le paysage médiatique malgache, il est déjà atteint par un des tares de la presse traditionnelle : le phagocytage par les politiques. C’est ainsi que
sobika.com, créé en 2008 par le regretté Niry Jules, a été racheté en 2011 par un businessman, accessoirement éminence grise du président de la République. Rebaptisé
sobikamada.com, l’ancien numéro un des fils d’actualités n’est plus actuellement que l’ombre de lui-même sous le nom de
gasypatriote, géré par un ancien candidat à l’élection présidentielle. Les politiciens jouent aux journalistes, comme on jouait à « policiers et voleurs » quand on était enfant.
Modèle économique
Ceci dit, avec seulement 7,1 % des ménages disposant d’un ordinateur (5 ICT Indicators (WCTI), database June 2018 edition), les usagers surfent surtout sur internet par le biais de téléphones mobiles, dont les possesseurs ne cessent d’augmenter. Ceci limite les consultations des pages web, laissant le champ libre aux réseaux sociaux gratuits. On a beaucoup parlé, certains s’en sont même gaussé, de « la communauté des 6% », ces accros aux réseaux sociaux qui influenceraient la marche de la Nation en mettant le pouce en l’air en signe d’approbation ou en la mettant en bas en cas de refus, à la manière d’un César condamnant quelqu’un à la mort dans l’arène aux gladiateurs.
Ajoutez-y les commentaires et le coup peut effectivement être fatal pour ceux qui sont visés. Eh bien, sachez que les amateurs malgaches d’emojis, ces pictogrammes utilisés dans les messages électroniques, ont augmenté de 30% en 2021, passant de 2,3 millions de personnes en janvier 2020 à 3 millions d’utilisateurs réguliers, soit 10,7% de la population !
Alors, l’avenir de la presse est-il donc en ligne ? Oui, car les Malgaches ne lisent pratiquement plus sur support papier. Le naufrage de l’édition bibliographique n’est pas de bon augure quant au futur du journal papier. Seuls 8,7% de la population lisent des livres. La raison est que les médias en ligne ont des difficultés à trouver le bon modèle économique. Ils doivent fonctionner grâce à la publicité, mais les annonceurs sont encore habitués à la version papier ou télévisuelle. Le marketing digital qui se traduit surtout par le nombre de clics de souris n’est pas encore une pratique courante. D’où la disparition de pratiquement 50% des médias en ligne depuis l’apparition de ce qui est vraisemblablement le premier journal malgache en ligne, Madonline, en 1988.
Disparition programmée
L’autre avantage des réseaux sociaux est que l’on peut relayer les informations en malgache. Ce qui est pratique dans un pays où seulement 0,57% de la population parle uniquement le français et 15,87% le pratiquent occasionnellement. Les posts (« articles » pour parler comme un bon journaliste) y sont courts, juste ce qu’il faut pour des consommateurs de fast-foods ayant adapté leur comportement aux médias également (les scroller font défiler des pages, surtout celles des réseaux sociaux, en lisant rapidement et diagonalement le contenu). De plus, on peut y entendre des sons, comme à la radio, ou voir des vidéos, comme à la télé.
Mais alors, assiste-t-on à la disparition programmée des médias classiques ? Non, car il ne faut pas conclure trop vite non plus, comme lorsqu’on a annoncé la disparition de la radio à la naissance de la télévision. Cela rappelle une question assénée à l’auteur de ces lignes par une étudiante de ces écoles de journalisme qui fleurissent ces derniers temps : « Facebook va-t-il sonner le glas des médias traditionnels, car on dirait que les journalistes puisent sans vergogne dans les infos publiées par des particuliers sur les réseaux sociaux ? »
C’est vrai et faux à la fois. Ce sera vrai si les journalistes, tant papier qu’audiovisuel, ne font effectivement que « pomper », pour dire les faits prosaïquement, les informations que l’on sème sur les réseaux sociaux. Mais ce sera faux s’ils font des recoupements et s’ils partent à la recherche de surplus d’informations afin d’inclure une valeur ajoutée à des informations brutes de décoffrage dont la fiabilité, ainsi que l’intérêt général et les droits fondamentaux du public sont les derniers des soucis des auteurs. Ceci répond à l’énigme posée en introduction.
L’augmentation en quantité des médias doit s’accompagner d’une hausse de la qualité. Les médias en ligne ont de l’avenir, mais la presse classique peut survivre si tous les professionnels du métier voulaient se donner la main pour observer les fondamentaux du journalisme et ne pas tomber dans la facilité. Et surtout, ne pas se contenter de se partager les infos entre desks au point d’oublier que le scoop est au journalisme ce que le sel est au bon cuisinier, comme dirait un proverbe malgache.
Exigence de la vérité
Selon la Déclaration internationale sur l’information et la démocratie, publiée le 5 novembre 2018 : les journalistes « ne doivent pas considérer l’information comme un produit commercial. Animés par l’exigence de vérité, ils doivent présenter les faits de façon impartiale, en faisant autant que possible abstraction de leurs propres intérêts et préjugés et en rejetant toute forme de connivence ou de conflit d’intérêts ». Biberonné aux « frais de déplacements » et autres avantages en nature ou en espèces sonnantes et trébuchantes, globalement résumés par felaka, le journalisme malgache a faim d’éthique et de déontologie.
C’est un texte assez peu connu, mais 70 ans après la Déclaration universelle des droits de l’Homme, la Déclaration internationale sur l’information et la démocratie, rédigée par une commission de 25 personnalités issues de 18 nationalités, pose des principes fondamentaux que chaque journaliste devrait connaître. Présidée par le Secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, et le lauréat du prix Nobel de la Paix, Shirin Ebadi, la commission inclut d’autres lauréats du Nobel, comme Joseph Stiglitz, mais également
Abdou Diouf et Francis Fukuyama. Selon la Déclaration internationale sur l’information et la démocratie, « les journalistes agissent en complète indépendance à l’égard de tous les pouvoirs comme de toute influence abusive, politique, économique, religieuse ou autre.
Toute atteinte aux principes d’indépendance, de pluralisme et d’honnêteté de l’information, de la part d’autorités publiques, de propriétaires ou d’actionnaires, d’annonceurs ou de partenaires commerciaux de médias, est une atteinte à la liberté de l’information (…) Le contrôle politique sur les médias, l’assujettissement de l’information à des intérêts particuliers, l’influence croissante d’acteurs privés qui échappent au contrôle démocratique, la désinformation massive en ligne, la violence contre les reporters et l’affaiblissement du journalisme de qualité menacent l’exercice du droit à la connaissance. Toute tentative de limiter abusivement cet exercice, par la force, la technologie ou le droit, est une violation du droit à la liberté d’opinion ».
La prière du matin de l’homme moderne
Simple envolée lyrique ? C’est à chacun de voir. La « clause de conscience » n’est pas pour la faune enragée qu’on lâche à chaque manifestation politique, masquée du sceau de la démocratie. Même si la Déclaration internationale sur l’information et la démocratie donne « une base de légitimité à l’instauration de garanties démocratiques » en reconnaissant pour la première fois que « l’espace global de la communication et de l’information est un bien commun de l’humanité».
Ce qui « prolonge une évolution historique du droit ». Le journaliste a une fonction sociale, celle de « tierce confiance » des sociétés et des individus. Le pire malheur qui puisse arriver à un journaliste est de n’être plus cru. Il n’aura alors qu’à changer de métier. Devenir politicien, par exemple… Sinon, il y aura toujours des amateurs de papiers froissés pour qui, au petit-déjeuner, au bureau ou dans les transports en commun, la lecture du journal demeure « la prière du matin de l’homme moderne », comme disait Hegel.
Il y aura toujours des passionnés de longues histoires (reportages se disent story chez les anglophones) qui emmènent les lecteurs là où les reporters sont allés en mobilisant tous leurs sens. Même sans caméra, un bon journaliste peut faire voir aux lecteurs ce qu’il a vu, leur faire ressentir ce qu’il a touché, leur faire respirer les odeurs qu’il a senties et leur faire apprécier ce qu’il a mangé. Oui, même sans le son, il peut leur faire entendre ce qu’il a entendu durant
son périple.
Au food court situé sur la route digue, le fast-food est consommé goulûment. Mais pas autant que les infos flash des réseaux sociaux que les consommateurs de connexions mobiles continuent d’ingurgiter. Après le wifi, tout le monde passe aux crédits téléphoniques. Un être humain aura toujours besoin de connaissances et d’informations pour développer ses capacités biologiques, psychologiques, sociales, politiques et économiques. Ensemble, les médias – en ligne ou traditionnels – doivent y contribuer.
Randy Donny in "Politikà", #23, juin-juillet 2021, pp. 07-08.
A lire aussi, dans la même édition un hommage à Mamy Nohatrarivo.